Deux villages birmans annoncés «zone interdite à l’islam»!

8:37 - July 14, 2018
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Deux villages bouddhistes, comme une vingtaine d’autres dans le pays, se sont déclarés «zone interdite à l’islam».

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C’est un village retranché derrière sa rivière, un bras d’eau boueux plein de limon et de déchets. West Phar Gyi se situe hors des cartes, à plusieurs heures de route de la première ville, dans le sud-ouest de la Birmanie. Enfoncées dans la végétation humide, les huttes sont rafistolées selon les saisons. Le hameau ressemble à tous ses voisins, à l’exception d’une série de pancartes étranges, sonnant comme une mise en garde : «Vous entrez dans un village pacifique, habité uniquement par des bouddhistes.» Au bord de la rivière flotte une bannière plus explicite : «Zone interdite à l’islam.»


Le «village pacifique» de West Phar Gyi est donc interdit aux non-bouddhistes. Ils n’ont pas le droit d’y acheter une parcelle, ni de commercer avec les habitants. Cette ségrégation revendiquée, qui vise particulièrement les musulmans, fait la fierté du moine supérieur, affilié au mouvement 969, nationaliste et islamophobe. Thon Tara reçoit dans son petit monastère, entouré de robes safran qui sèchent. «Ces panneaux sont un rempart», justifie le bonze, accablé par l’air brûlant de la mi-journée. Sa main glisse sur son crâne moite comme un torchon. «Nous ne voulons pas des musulmans, poursuit-il. Si vous en acceptez un, les autres suivent… En plus, l’islam est une religion violente. Regardez ce qu’il se passe dans le monde !» Les journaux n’arrivent pas jusqu’ici. Alors le moine s’informe avec la télévision officielle et Facebook, saturés de fake news islamophobes.


«Race supérieure»

Les résidents de West Phar Gyi sont au diapason. «Nous avons toujours été un village bouddhiste et il n’y a aucune raison que ça change», assure Khin Maung Htwe, le barbier. Ce n’est pas tout à fait vrai. A la fin des années 80, trois familles musulmanes vivaient encore dans le village, mais leur présence a été oubliée, voire effacée. «Ces musulmans tuaient des vaches pour leurs fêtes religieuses, ça ne nous plaisait pas, raconte Thant Sin, un éleveur de cochons. Ils ne voulaient pas quitter le village, alors on a cessé d’acheter chez eux. Leur commerce s’est effondré. Avec d’autres habitants, on a même racheté l’abattoir. Ils ont été forcés de partir.» Les trois familles ne sont jamais revenues.


A près de 200 kilomètres de là, au sud-est de Rangoun, le village de Sin Ma Kaw affiche la même islamophobie décomplexée. La terre y est sèche comme de la pierre. En attendant la mousson, les habitants cultivent piments et légumineuses. Pendant des mois, Sin Ma Kaw avait aussi son panneau xénophobe, à l’entrée de la commune. «Nous sommes honnêtes et d’une race supérieure, lisait-on. Sin Ma Kaw doit rester un village purement bouddhiste.» Aujourd’hui, il n’en demeure que des photos. Après avoir vu défiler les reporters, Thu Seitta, l’un des moines, a retiré le panneau : «Ça attirait trop de journalistes et trop de questions. Au départ, je pensais que c’était une bonne idée. J’avais vu d’autres villages faire la même chose sur Facebook.»


La pancarte est tombée, mais les règles n’ont pas varié. Le maire de Sin Ma Kaw ne veut administrer que des bouddhistes. «Les gens d’une autre religion ne sont pas dignes de confiance», dit-il. Les plus virulents sont les plus fragiles. Des hommes patientent à l’ombre d’une bicoque, en lisière de village. Ils louent leurs bras dans les champs. Ils ne possèdent rien, pas même le bout de terrain qu’ils squattent. «Nous n’accepterons jamais de musulmans ici», assure Win Naing. Un autre se met à crier : «On ne veut pas devenir comme l’Etat d’Arakan», où les musulmans rohingyas ont été placés dans des camps quand ils n’ont pas été chassés vers le Bangladesh ou tués. Ses amis l’implorent de se calmer. Le travail se fait rare. Ils n’ont que la haine pour se remplir le ventre.


Bastions de pureté

Ces villages hostiles révèlent l’ampleur de l’intolérance religieuse en Birmanie (lire ci-contre), où les persécutions contre les musulmans s’aggravent. Dans l’impunité, ces communes organisent une ségrégation durable, un apartheid qui ne dit pas son nom. Elles ne sont pas des exceptions. Selon une étude du Burma Human Rights Network publiée l’an dernier, plus d’une vingtaine de villages se sont déclarés interdits aux musulmans dans tout le pays. «Un nombre en hausse depuis 2012, sans compter les endroits qui discriminent leurs habitants de manière informelle», explique Kyaw Win, directeur exécutif de l’ONG britannique. Ces villages se voient comme des bastions de pureté bouddhique. Ils sont obsédés par l’idée que leur religion, pourtant largement majoritaire (88 % de la population), serait assiégée par l’islam (4 %). Près de Mandalay, l’un de ces villages a affiché : «Ne venez pas vous plaindre quand votre race et votre religion auront disparu, mais soyez vigilants et défendez-les maintenant.»


Alimentée par les prêches de moines nationalistes et xénophobes, particulièrement influents dans les campagnes, l’islamophobie gangrène la Birmanie depuis des décennies. En 2011, la fin de la dictature militaire a ouvert une période d’incertitude, propice à l’intolérance et aux violences contre les minorités, décuplées par les réseaux sociaux. L’année suivante, des affrontements entre bouddhistes et musulmans ont fait plusieurs centaines de morts. En 2016 puis en 2017, le massacre des Rohingyas, une minorité sunnite apatride de l’Etat d’Arakan, désormais largement réfugiée au Bangladesh, a accentué la marginalisation des musulmans de Birmanie dans leur ensemble. Ils sont souvent réduits à des citoyens de second rang, des étrangers amenés par les colons britanniques, en dépit de racines plus anciennes.


Miroir brisé

Malgré les intimidations, des musulmans vivent encore près de la rivière vaseuse de West Phar Gyi. Ils ont bâti une mosquée et une madrasa discrète dans le village de Chaung Phyu. En ce début d’après-midi, les enfants écoutent vaguement le professeur, qui ramène le calme à l’aide d’une baguette de bambou. Aung Thein Win habite à côté de l’école. Ce fermier musulman a découvert les panneaux haineux de West Phar Gyi par hasard, alors qu’il cherchait du bétail. «Je ne veux plus jamais retourner là-bas, dit-il. Vous avez vu ma tête ? Les gens ne me lâchaient pas des yeux. J’ai peur pour l’avenir. Aujourd’hui, ce sont des pancartes… Et si demain, quelqu’un veut nous attaquer ? Est-ce qu’il en aura le droit ?»

Le professeur écoute son ami d’un air grave, oubliant le chahut, comme si les écoliers n’existaient plus. Ils veulent nous montrer la mosquée, construite par le père d’Aung Thein Win. Le bâtiment a été inondé en 2008 après le cyclone Nargis. Le sol est fendu, un dédale de crevasses comme un miroir brisé. Les murs s’effritent. Il faut une autorisation pour réparer, mais celle-ci est refusée par les autorités depuis dix ans. En attendant, ils regardent leur mosquée s’écrouler, rongée par les fissures sous les tapis de prière.

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